Les peintres de marine canadiens de la Deuxième Guerre Mondiale

Aucun artiste peintre de guerre n’eut la tâche facile, mais ceux qui choisirent d’illustrer la vie de la Marine royale du Canada (MRC) en guerre durent surmonter encore plus d’obstacles que ceux qui suivaient l’Armée canadienne ou l’Aviation royale du Canada. Ce fut le cas de huit peintres qui participèrent au programme naval de 1943 à 1946 et ne perdirent pas leur créativité malgré l’inhospitalité des conditions et la monotonie des traversées maritime. Il s’agit du Capitaine de frégate Harold Beament, des Capitaines de corvette Donald Cameron Mackay et Tony Law et des Lieutenants de vaisseau Rowley Murphy, Tom Wood, Michael Forster, Leonard Brooks et Jack Nichols (le Capitaine Alex Colville, normalement membre du programme de l’Armée, fit un bref séjour dans la MRC vers la fin de 1944).

Toile dépeignant un navire qui vogue sur des eaux houleuses

Rowley Murphy, Convoi affrontant une mer démontée.

Le Canada est connu pour avoir encouragé la production de peintures de guerre pendant la Première Guerre mondiale grâce à un fonds créé à cette fin : le Fonds de souvenirs de guerre canadiens. Ce fonds avait été mis en place par Sir Max Aitken (le futur Lord Beaverbrook) pour remédier au manque d’illustrations du front. Journaliste avant tout, Aitken se rendait compte que le public canadien avait besoin de représentations graphiques de l’effort de guerre en Europe. Il embaucha donc des peintres civils pour illustrer le travail des soldats canadiens. La plupart des participants étaient britanniques, mais il y avait aussi des Canadiens comme A.Y. Jackson et d’autres membres de ce qui deviendrait plus tard le Groupe des Sept.

Une génération plus tard, pendant la Deuxième Guerre mondiale, le gouvernement du premier ministre Mackenzie King n’était au départ pas très enthousiaste à l’idée d’employer des artistes comme on l’avait fait en 1917, et le programme mit du temps à démarrer. Au bout de quelque temps, un programme semblable, la Collection d’œuvres canadiennes commémoratives de la guerre (CWR), fut mis en place, cette fois avec des artistes militaires engagés pour peindre le Canada en guerre. Le style adopté par le Groupe des Sept, et attribué aux influences européennes de la Première Guerre mondiale, influencèrent énormément les décideurs du programme de la Deuxième Guerre mondiale. Dans l’ensemble, ce style « national » était une condition préalable pour être choisi, et les artistes retenus étaient généralement des peintres bien établis, du Centre du Canada, et surtout capables de peindre des toiles dignes d’être exposées.

Pendant la Première Guerre mondiale, les artistes engagés par le Fonds de souvenirs de guerre canadiens réalisèrent des peintures et des sculptures à grande échelle. Par contre, les artistes de guerre de la Deuxième Guerre mondiale reçurent la directive de peindre la guerre de façon « vivante et véridique », 1 mais à une plus petite échelle. De fait, les peintures et les dessins navals officiels (il n’y eut pas de sculptures) étaient souvent réalisés sur place et donnaient un aperçu non traditionnel et spontané de la guerre.

Toile montrant un navire qui s’éloigne de la terre en direction de la mer.

Harold Beament, Convoi sur le Saint-Laurent.

Le gouvernement tergiversa pendant près de trois ans avant de mettre en place un programme officiel de peintures de guerre, mais la communauté culturelle était intéressée et ne laissa pas le concept tomber dans l’oubli. Et les officiers de marine firent leur part.

Le Capitaine de frégate Harold Beament, par exemple, qui avait fait la Première Guerre mondiale, servait déjà dans la Réserve de volontaires de la Marine royale du Canada (RVMRC) en 1939 lorsqu’il écrit à son ami, H. O. McCurry, directeur de la Galerie nationale du Canada, pour lui parler d’un programme semblable à celui de la Première Guerre mondiale. « Je crois comprendre qu’on est en train de mettre en place un programme semblable à la Collection d’œuvres commémoratives de la guerre », précisant que si c’était le cas, il voudrait y participer «du côté de la Marine». Membre de l’Académie royale des arts du Canada (ARAC), Beament voyait qu’il se passait quelque chose de vraiment important, qui devrait être consigné pour la postérité. Malheureusement, « avec le travail que je fais à présent, il m’est impossible de trouver le temps de faire quoi que ce soit ». 2 En effet, il était alors officier supérieur de la patrouille fluviale basée à Rivière-du-Loup, et il était responsable de deux vedettes armées et d’un yacht chargés de patrouiller le bas du fleuve et le golfe du Saint-Laurent. Ces bâtiments devaient « se déplacer constamment afin de donner l’impression qu’il y avait des quantités de petits bateaux prêts à sauter sur les navires allemands en maraude » 3 — notion qu’exprime bien son Convoi sur le Saint-Laurent (MCG 19710261-1049).

Donald Cameron Mackay, originaire de Fredericton, voyait dans un tel programme une occasion de peindre. « À moins d’être un portraitiste connu, il était pratiquement impossible de gagner sa vie comme artiste. Dans les années 1920 et 1930, les artistes gagnaient leur vie comme enseignants, comme illustrateurs, comme artistes commerciaux ou bien comme conseillers dans un domaine relié aux arts, mais ils avaient très peu de temps pour pratiquer leur art. » 4 Mackay avait été l’élève de Henry M. Rosenberg au Nova Scotia College of Art (NSCA), qui avait lui-même été l’élève de James Abbott McNeill Whistler, l’Américain connu pour son harmonieuse composition surnommée La Mère de Whistler. Le maître avait transmis à son élève l’importance de l’équilibre par la couleur et la conception linéaire, et cette importance fut transmise à Mackay, comme on le voit dans Convoi, après-midi (MCG 19710261-4208) et dans Le lever du drapeau signalétique (MCG 19710261-4251). Outre ses études au NSCA, Mackay avait enseigné à la Art Gallery of Toronto, avec Arthur Lismer du Groupe des Sept. Navigateur de plaisance, Mackay était membre de la RVMRC et il entra en service actif le jour où la Grande-Bretagne déclara la guerre à l’Allemagne, soit le 3 septembre 1939. Il travailla principalement aux services de renseignement, mais il trouva le temps d’aller en mer pour faire « un peu de dessin et de peinture et un peu de travail de camouflage aussi. » 5

Mackay n’était pas le seul artiste à tenir McCurry au courant de ses voyages en mer; Rowley Murphy, le faisait aussi. Ce Torontois qui était entré dans la Réserve de volontaires de la Marine royale du Canada (RVMRC) en 1940 avait passé son enfance sur le front de mer à dessiner des goélettes et des traversiers. Avant la guerre il enseigna au Ontario College of Art. Il se fit une réputation de peintre de marine et gagna un prix à un concours, le First Victory Loan Poster Competition, en 1940; il publia aussi de nombreuses illustrations dans différents journaux et magazines dont le Saturday Evening Post, Maclean’s, Canadian Magazine, Canadian Home Journal, le Toronto Star Weekly et Toronto’s Hundred Years. Au départ, Murphy avait été engagé par la Marine pour concevoir des motifs de camouflage pour les navires de la MRC (il réalisa ceux du NCSM Hamilton, qui étaient différents des deux côtés). Dans une lettre à McCurry, au printemps 1941, il se plaint des «matelots qui prennent grand plaisir à le déranger». « Depuis le début de la guerre, je souhaite beaucoup peindre et dessiner la Marine en guerre, et on m’a donc permis d’aller en mer, à mes propres frais. J’ai réalisé beaucoup d’œuvres, même si j’ai toujours été gêné par mon statut non officiel. » McCurry aurait bien voulu l’aider, mais ce n’était pas possible et lui répondit : « Je ne peux vraiment pas vous aider à réaliser ce désir louable d’illustrer pour la postérité les activités de la Marine...Tout cela dépend de la politique du gouvernement sur les archives de guerre en général … » 6

En 1941, Rowley Murphy, occupait une place importante dans la communauté artistique — quelque 150 artistes connus — de l’Université Queen’s de Kingston, en Ontario. Furieux de l’indifférence dont avait fait preuve le gouvernement pendant les deux premières années de la guerre, alors que la guerre faisait rage dans le ciel de l’Europe et dans l’Atlantique Nord, ces artistes formèrent la Fédération des artistes canadiens pour obliger Mackenzie King à prendre une décision au sujet d’un programme de peintures de guerre. De son côté, McCurry faisait pression sur le gouvernement pour obtenir un programme qu’il jugeait équivalent à « un grand nombre de navires, de chars et de canons », 7 mais aussi parce qu’il donnerait du travail à de nombreux artistes touchés par la dépression de l’entre-deux-guerres.

La voix du haut-commissaire du Canada en Grande-Bretagne, l’honorable Vincent Massey, s’étant jointe à celles des artistes et de McCurry ainsi qu’aux incessantes demandes du formidable A.Y. Jackson, Mackenzie King finit par acquiescer. Le Cabinet approuva l’établissement de la Collection d’œuvres canadiennes commémoratives de la guerre vers la fin de 1942, avec Massey comme président, et le Comité consultatif des œuvres de guerre fut créé. Ce dernier comité, présidé par McCurry, se composait de membres des divisions d‘histoire de la MRC, de l’Aviation royale du Canada et de l’Armée canadienne et était chargé d’administrer le programme. McCurry convoqua rapidement son comité afin de choisir parmi les 32 artistes qui avaient été proposés par les trois armées. Le comité décida que les personnes retenues devraient avoir des qualifications irréprochables, être de préférence membre de l’Académie royale des arts du Canada, être connus sur le plan national et international et être membre du corps enseignant d’un programme artistique universitaire. Les premiers artistes furent sélectionnés dès février 1943 et, de façon générale, restèrent « noyés » dans leur milieu militaire pendant toute la durée de leur contrat. Conformément aux Instructions à l’intention des peintres de guerre, qui avaient été dressées par le comité, les artistes devaient illustrer des « événements, scènes, phases et épisodes importants dans l’expérience des Forces armées canadiennes » et suivre activement les opérations afin de faire comprendre « l’action, les circonstances, l’environnement et les participants. » Les artistes devaient réaliser des peintures et des dessins « dignes des traditions culturelles les plus hautes du Canada, rendre justice à l’histoire et, en temps qu’œuvres d’art, être dignes d’être exposés en tous lieux et n’importe quand. » 8 Le Comité leur donnait six mois pour réaliser quatre peintures à l’huile — deux de 40 x 48 pouces et deux de 24 × 30 pouces — 15 aquarelles dont 10 de 22 × 30 pouces et le reste de 11 × 15 pouces, ainsi que des croquis de campagne. On vit à l’usage que cette commande était trop élevée et elle fut rajustée à la baisse pour tenir compte du mauvais temps, du manque de sujets et des tracasseries administratives.

McCurry consulta toutes sortes d’artistes, dont A. J. Casson, Edwin Holgate, Charles Comfort et tout particulièrement A.Y. Jackson (Holgate et Comfort s’engagèrent plus tard dans le service actif et furent employés par l’Armée comme peintres de guerre). Jackson joua un rôle clé dans le processus de sélection. « Dans la mesure du possible, nous donnions à tous les meilleurs artistes du pays la possibilité de participer, en commençant par les artistes professionnels qui se trouvaient déjà dans les forces armées. » 9 C’est pour cela que Harold Beament, Donald Cameron Mackay et Rowley Murphy furent les premiers recrutés par la Marine.

Toile dépeignant un navire qui vogue sur l’eau.

Donald Cameron Mackay, Convoi, après-midi.

Un autre officier en service actif attira l’attention de Massey en Angleterre : le Capitaine de corvette C. Anthony (« Tony ») Law, qui commandait la 29e Flottille de vedettes lance- torpilles. Law, connu pour ses attaques des convois côtiers ennemis au large des côtes de France et cité deux fois à l’ordre du jour pour cette activité très dangereuse, peignait pour « garder la raison ». 10 Né en 1916 dans une famille aisée qui vivait alors à Londres, il grandit à Québec mais partit à Ottawa en 1935, où il découvrit avec émerveillement la collection du Groupe des Sept à l’ancienne Galerie nationale (le bâtiment qui est maintenant le Musée de la nature). Après cette découverte, il devint membre de l’Art Association of Ottawa et devint l’élève de Franklin Brownell, de Frederick Varley et de Frank Hennessy. Sa première exposition solo à Québec, en 1937, fut remarquée par les critiques, qui jugèrent son traitement « fort et viril » et son caractère « typiquement canadien ». 11 L’année suivante, il gagna le prestigieux prix Jessie Dow, qui récompensait l’excellence à l’huile et à l’aquarelle. Il s’enrôla dans la RVMRC dès le début de la guerre et, grâce à son expérience de la navigation à la voile et au moteur, il fut immédiatement affecté dans la flotte côtière de la RN, à la flottille des vedettes lance torpilles. Le haut-commissaire fut très impressionné par le travail de ce jeune capitaine de frégate et essaya de le recruter pour la Collection des œuvres de guerre, mais il voulait rester en service actif et il refusa l’offre. Il accepta toutefois une affectation temporaire en attendant la livraison de nouvelles vedettes lance-torpilles à la MRC en 1943. Pendant les deux mois et demi qui suivirent, il peignit des navires de guerre (p. ex. Le Navire canadien de Sa Majesté Huron, MCG 19710261-4086). Il reçut une deuxième affectation, permanente cette fois-ci, un peu plus tard.

Jackson connaissait personnellement la plupart des autres candidats et pensait que, malgré l’intérêt des artistes pour ce programme, « il n’était pas possible de jouer son avenir sur de simples possibilités ». 12 Il était d’avis que Leonard Brooks, membre du Arts and Letters Club de Toronto, ferait un très bon peintre naval. Jackson, qui avait travaillé avec Brooks lors d’expéditions, disait de lui « il n’a pas peur du froid; c’est un vrai amateur de plein air ». 13

Jackson approuva aussi la sélection de Michael Forster. Ce dernier était né en Inde, avait grandi en Angleterre, mais avait immigré au Canada au milieu de la Dépression et il travaillait dans une entreprise artistique commerciale de Toronto, The Grip, qui peignait des décors pour les vitrines du magasin Eaton de College Street, et c’est là que Jackson le remarqua. Forster avait étudié à Londres et à Paris, où il avait été l’élève des modernistes Bernard Meninsky et William Roberts, et son style décidément avant-gardiste plut à Jackson.

Les artistes recrutés pour le programme, s’ils n’étaient pas déjà dans les forces armées, devaient obligatoirement subir l’instruction des jeunes officiers. Beament, Law, Mackay et Murphy, reçurent des contrats correspondant à leur grade, mais ceux qui n’étaient pas déjà dans la MRC, furent engagés au grade d’enseigne de vaisseau de 1re classe pour une période probatoire de six mois. Si l’artiste donnait satisfaction au comité, il était promu au grade de lieutenant de vaisseau et recevait une augmentation de solde de 75 cents par jour et un contrat de plus longue durée. Leonard Brooks, qui devint officier en 1944, était très heureux de ce poste car il pouvait désormais peindre à son gré, « sans se soucier du reste ». 14 Rowley Murphy, qui avait 40 ans d’expérience en navigation, sur des voiliers de plaisance ainsi que dans la marine marchande et dans la Marine canadienne, n’était pas de cet avis :

Il y avait une catégorie d’officiers particulièrement ignorants et incompétents sur certains des navires mentionnés, et c’est celle des enseignes de vaisseau. Ils sont considérés comme les derniers des derniers à bord de certains bâtiments … Je ne peux pas imaginer un grade plus contraire à la réalisation des œuvres que je tiens à produire. Chez les marins dignes de ce non, les enseignes sont indésirables partout … 15
Toile montant un navire échoué sur la plage

Michael Forster, Épave sur la plage près de Newhaven, en Angleterre.

Michael Forster, qui avait été engagé plus tôt par la Galerie nationale du Canada pour peindre la marine marchande, hésita à accepter la commission qu’on lui offrait. Craignant d’être gêné par les règlements et obligé de peindre de façon conventionnelle, Forster écrivit à McCurry : « S’ils veulent des dessins factuels et d’une grande précision technique, ils devront s’adresser à quelqu’un d’autre. » 16 La réponse de McCurry fut encourageante : « Il a toujours été difficile pour le président du Comité des artistes de guerre d’obtenir pour les artistes le droit de peindre à leur façon, mais ils y sont toujours arrivés … Si je vous ai recommandé, c’est parce que j’aime votre approche. » 17 Forster entra dans la RVMRC après le jour J et fut chargé de peindre les activités dans la Manche et en France des jours qui suivirent le Débarquement. Il ne faisait pas de croquis sur place, mais il peignait dans son studio à partir de notes visuelles et de photos. Il peignit beaucoup de scènes de dévastation laissée dans le sillage de la guerre. Ses images de Brest bombardée, de navires échoués, d’appontements de sous-marins et du port artificiel d’Arromanches ont une composition très forte et se distinguent par leur palette monochromatique (p. ex., [Appontements de sous-marins à Brest, MCG 19710261-6169 ou Épave sur la plage près de Newhaven, en Angleterre, MCG 19710261-6171).

L’Ottavien Thomas Wood attendit d’avoir presque 30 ans pour s’engager. Cet autodidacte avait connu la Dépression des années 1930 et il hésitait à quitter un bon emploi d’artiste commercial, qui lui permettait au moins d’étudier à l’Ottawa Art Association avec les célèbres maîtres canadiens Franklin Brownell et Frederick Varley. Il entra dans la RVMRC le 23 mai 1943 au NCSM Carleton à Ottawa et travailla à la Direction des services spéciaux au quartier général à Ottawa, où il était chargé de concevoir des brochures et des affiches de propagande. Six mois plus tard, nouvellement nommé peintre de guerre, il partit pour l’Angleterre à bord d’un navire transporteur de troupes.

À Southampton avant le jour J, Wood captura la solennité des préparatifs par une palette tout en sienne brûlée et en gris (voir Troupes de choc de la 3e Division canadienne, MCG 19710261- 4917). Le 6 juin, il débarqua avec les Canadiens trois heures après la première vague. La traversée, sur une péniche de débarquement britannique, fut loin d’être ennuyeuse :

C’était une tranche colossale d’histoire, et je devais décider comment j’allais l’interpréter étant donné les forces techniques et les émotions que je ressentais … La péniche tanguait tellement que je ne pouvais pas dessiner. Je me suis donc mis debout et j’ai pris des photos avec un appareil emprunté … On nous tirait dessus, mais heureusement le tir manquait de précision. Dans toute la flottille, il n’y a eu qu’un seul blessé. 18

Malgré les morts et les mourants qui jonchaient le sol, Wood ne céda pas à ses « émotions ». Dans Jour-J 1944 (MCG 19710261-4857), ses chalands de débarquement ornés de fanions agités par la brise et filant vers la côte démentent la dévastation et les pertes humaines du jour J. Exception faite des pâles éclairs des canons allemands au loin, ce tableau pourrait être une course de bateaux un jour de régate.

À St. John’s après le jour-J, Tom Wood trouva le temps « absolument atroce ». « Nous avons eu de tout, sauf du soleil. Nous avons eu des giboulées, de la pluie, de la neige et de la brume, toujours de la brume.» Et pourtant, il trouva cette ville portuaire « très pittoresque, avec des grands rochers déchiquetés qui entourent le port comme un bol », 19 ce qu’il exprime d’ailleurs dans Corvette entrant dans le port de St. John’s, Terre-Neuve (MCG 19710261-4853), peinte depuis une hauteur désolée de la rive sud du port. Plus tard, Wood eut la chance de pouvoir assister à l’arrivée du sous-marin U-190, escorté jusqu’à Bay Bulls le 14 mai 1945 après s’être rendu à la MRC au large du cap Race. Ayant convaincu les autorités de l’emmener à l’endroit où se trouvait l’équipage, Wood passa plusieurs heures à photographier les marins et utilisa plus tard ces photos pour peindre Des prisonniers allemands quittent leur U-boot, Bay Bulls, Terre-Neuve (MCG 19710261-4870).

Peindre en mer présentait toutes sortes de nouveaux défis, même pour les artistes habitués à peindre en plein air. Dans le passage cité en début de chapitre, Rowley Murphy semble particulièrement exaspéré par les conditions qui rendaient son activité bien frustrante : « … le navire fend la houle ou les lames, étalant les lavis de la façon la plus inattendue, et les vibrations de ses moteurs et de ses hélices sont souvent si fortes que le moindre coup de crayon ou de pinceau est délicieusement plein d’imprévu. Ajoutez à cela le roulis continuel et les zigzags du convoi … » 20 Malgré la difficulté, en mer on peignait à l’aquarelle parce que personne n’aimait l’odeur de térébenthine qui accompagne la peinture à l’huile. « La térébenthine s’accroche à tout, aux lainages, aux uniformes, sur- tout par temps humide, et par gros temps, son odeur donne mal au cœur même aux vieux loup de mer. » 21

Plus tard, en Colombie-Britannique, les conditions restèrent difficiles pour Rowley Murphy. Son studio, qui se trouvait dans un hangar d’entreposage pour briques réfractaires n’étaient pas chauffé et pas propice du tout à son travail. « Il pleut presque tous les jours et le studio est tellement humide qu’il m’est impossible de travailler à l’aquarelle. Les huiles que j’ai faites il y a quelques semaines ne sont pas encore assez sèches pour pouvoir être envoyées » se lamente-il. 22 Et comme si ce n’était pas assez, un extincteur automatique se déclencha et gâcha plusieurs de ses peintures.

Et puis, il y avait la nature des sujets. Comme le fait remarquer Tom Wood, il fallait du temps pour faire la transition entre les collines de la Gatineau et des navires en mer. » 23 Même un marin aguerri comme Harold Beament avait de la difficulté à bien rendre les formes :

 … pendant que je peignais en mer, je trouvais difficile de faire la distinction entre l’officier de marine et le peintre de guerre et à savoir comment j’allais résoudre certains problèmes. Je travaillais souvent le soir dans mon studio de Londres. Parfois, j’allais me coucher très content de ce que j’avais fait et je me réveillais le lendemain matin en pensant que pour rien au monde, je ne partirais en mer sur un navire comme ça … Est-ce qu’il est capable de tenir la mer? Alors je changeais les lignes pour que ça ait l’air d’un vrai navire, et la constipation me prenait … la constipation spirituelle bien sûr…  24

Toile dépeignant des bateaux à moteur qui fendent les eaux.

Charles Anthony Francis (« Tony ») Law, Des torpilleurs partent en patrouille nocturne près du Havre.

Souvent, Beament trouvait que son premier jet était peut-être acceptable aux yeux d’autres officiers de marine, mais pas aux yeux de quelqu’un qui regardait avec l’œil de l’artiste. Ce fut d’ailleurs la réaction de Vincent Massey lorsqu’il vit Inaperçus? (MCG 19710261-1042) : « Beament, pourquoi les peignez-vous tous comme ça? » demanda-t-il. L’artiste fut ravi de cette remarque, « surtout de la part de quelqu’un comme Vincent Massey, qui avait l’œil … qui était un peu l’oncle protecteur de tous les peintres de guerre quand nous étions en Angleterre ».” 25

Tom Wood trouvait la guerre ennuyeuse et les longues semaines en mer fastidieuses. L’inactivité lui pesait, et il sympathisait avec l’équipage, obligé de rester à bord pendant qu’il allait à terre peindre dans le confort de son studio. Il se souvient d’une traversée comme de « 21 jours de prison » :

Quand il y avait un engagement, c’était très abstrait … un changement d’intensité à l’ASDIC … Quand on est en convoi avec des navires étalés sur 25 milles … on ne voit pas le combat comme au cinéma. Pas de munitions traceuses, de canons, d’avions ou de trucs comme ça … Sur un navire, on ne voit pas l’ennemi. Tout ce je voyais, c’était de la fumée à l’horizon, à quinze mille de nous. 26

Au début de 1944,Wood rencontra Tony Law et navigua avec lui sur une vedette lance- torpilles pendant une dangereuse mission sur les côtes de France, très heureux de pouvoir échapper un peu à la monotonie des convois (Jour de vent dans le secteur d’assaut britannique, MCG 19710261-4123 ou Des torpilleurs partent en patrouille nocturne près du Havre, MCG 19710261-4107).

Les traversées de l’Atlantique en convoi — qui duraient généralement trois semaines — étaient dures pour les artistes habitués au calme et à l’atmosphère propice à la contemplation de leur studio à terre. En mai 1943, la menace des U-boot s’estompa, et les artistes se mirent à la peinture de genre et au portrait pour passer le temps. Même Alex Colville trouvait la vie à bord difficile, car il manquait de sujets susceptibles de répondre aux Instructions. On ne peut pas vraiment dire que dans Peinture du navire (MCG 19710261-1683), Colville ait peint la guerre « de façon vivante et véridique ».

Comme A.Y. Jackson et d’autres artistes de la Première Guerre mondiale, les peintres navals évitaient de rendre la laideur et l’horreur de la guerre. Harold Beament contourna le problème dans son Ensevelissement en mer (MCG 19710261-0994) par une composition harmonieuse : l’attention du spectateur est détournée de la dépouille qu’on se prépare à mettre à la mer par la couleur, par les lignes et les gestes de l’aumônier qui dit la prière des morts. Ce tableau est inspiré par une expérience personnelle, l’inhumation d’un marin marchand tué dans l’attaque d’un U-boot dans le golf du Saint-Laurent. Beament avait « décidé de donner à ce gars de vraies funérailles. Je savais que c’était dangereux, mais j’ai fait couper les moteurs au moment de mettre la dépouille à la mer … je ne voulais pas que les Boches nous aperçoivent … quand nous étions sans défense. » 27

Toile montrant l’équipage d’un navire qui repeint la coque.

Alex Colville, Peinture du navire.

Jack Nichols préférait saisir le taureau par les cornes. Il aimait peindre les gens. Ce n’était pas un portraitiste traditionnel, mais il savait capturer « l’âme » de ses sujets par la force de son trait. Orphelin à l’âge de 14 ans, Nichols avait fait toutes sortes de petits boulots à Toronto pour vivre et pour peindre. Autodidacte, il n’était affilié à aucune école, mais il avait reçu des encouragements de Frederick Varley et de Louis Muhlstock.

Nichols fut engagé comme peintre naval en 1944 après avoir été, tout comme Michael Forster, engagé par la Galerie d’art du Canada pour peindre la marine marchande. Arrivé en Angleterre juste avant le jour J, il traversa la Manche pour peindre le Débarquement dans « un petit navire marchand chargé à craquer de marins et de soldats ». 28 Sa Scène en Normandie, secteur de Gold Beach (MCG 19710261-4306) n’est pas sans ressemblance avec Les bourgeois de Calais de Rodin, tant du point de vue du sujet que de l’exécution. Les bourgeois de Rodin, héros français du quatorzième siècle qui offrirent de se sacrifier pour sauver leur ville, sont vulnérables, mais défiants. De même, les Français sans abri, enveloppés dans des couvertures et réconfortés par des soldats de Nichols font face à leur destin avec la même détermination que les bourgeois de Rodin. Il est intéressant de noter que le personnage du centre ressemble beaucoup à l’artiste.

Dans ses portraits de la vie en mer, Nichols dessine lourdement ses personnages et utilise une palette monochromatique pour exprimer la banalité de la vie de l’équipage. Dans Traversée de l’Atlantique (MCG 19710261-4285), il exagère les expressions des marins et les place à la manière des peintres maniéristes sur un fond oblique et peu profond. Ce placement attire l’attention sur l’exigüité des quartiers de l’équipage. Comme chez les Maniéristes, le mouvement est exprimé par l’usage des gestes et du contour. Dans d’autres tableaux, Nichols choisit adroitement le graphite et le fusain pour souligner la saleté et l’insalubrité des quartiers de l’équipage sur certains navires. Dans Les Rescapés (MCG 19710261-4312), la technique de Nichols rappelle beaucoup Henry Moore dans son illustration des Londoniens réfugiés dans le métro pendant le Blitz. Nichols et Moore utilisent tous les deux des couleurs sombres et dramatiques, un dessin exagéré et des ombres délicates pour exprimer le pathos de leurs sujets.

Dans les Instructions à l’intention des peintres de guerre, il était recommandé que les personnages représentent « l’esprit et les expériences des troupes canadiennes ». 29 Même sans l’aide-mémoire qui accompagnait les Instructions, beaucoup des peintres navals choisirent d’eux-mêmes de peindre des gens. Selon Leonard Brooks :

Nous avions pour mandat d’interpréter comme nous pouvions ou de faire des croquis. Nous étions libres de nous promener et de peindre n’importe quoi. Il faut dire que sur un navire, il n’y a pas grand-chose à peindre … Je descendais où on faisait la cuisine… Je mettais mon uniforme, j’embarquais et je faisais partie de la discipline et de la vie à bord. Et puis, je retournais à Londres, j’enlevais mon uniforme, je m’installais et j’essayais de peindre ce que j’avais vu, tout seul chez moi. 30 

Toile dépeignant un groupe d’hommes attablés qui jouent aux cartes. En arrière-plan, un homme joue de l’harmonica.

Jack Nichols, Traversée de l’Atlantique.

Brooks peignit surtout des scènes de la vie de tous les jours parce qu’il pensait que cela valorisait ses sujets et leur travail. Dans Les éplucheurs de pommes de terre (MCG 19710261-1147), Brooks illustre le côté ordinaire de la guerre. On y voit deux marins, peut-être originaires des Prairies, « avec leur gilet de sauvetage, assis près de deux bidons d’essence », en train de préparer le prochain repas, en pleine bataille de l’Atlantique. Selon lui, ces deux marins étaient le parfait exemple du grand effort de guerre canadien. « Entre ce travail et le branle-bas de combat, ils n’arrêtaient jamais. Quand ils n’étaient pas de service, ils pelaient des pommes de terre ou quelque chose du genre. » Brookes peignait les marins dans leur quotidien, car il pouvait saisir avec son pinceau un élément qu’aucun appareil photo n’aurait pu saisir. Ses instantanés à l’aquarelle « souvent réalisés dans des conditions difficiles — dans le roulis et le tangage, au froid, pendant le combat — saisissaient sur la toile l’état d’esprit du moment. » 31

Chargés de consigner pour la postérité la guerre en mer, les peintres de guerre ne manquaient jamais de donner un coup de main;« Il m’est arrivé bien souvent de monter le quart sur la passerelle exposée aux éléments d’une corvette afin de relever un marin absolument épuisé » 32 raconte Brooks. Rowley Murphy participa au combat pendant qu’il était sur le NCSM Saguenay et « posa rapidement ses pinceaux pour servir une mitrailleuse ». 33 D. C. Mackay traduit la même réalité dans Sur le pont d’une corvette (MCG 19710261-4211).

Les peintures de la Collection des œuvres de guerre sont effectivement très poignantes à cause du vécu de leur auteur. Il est vrai que par comparaison aux œuvres réalisées pour le Fonds de souvenirs de guerre canadiens, les peintures de la Deuxième Guerre mondiale manquent de diversité. Il manquait les peintres d’avant-garde — les cubistes, les futuristes, les modernistes et les vorticistes — qui avaient défini le Fonds et dont la créativité avait influencé les générations futures d’artistes canadiens. A.Y. Jackson attribue à la « vision fraîche » des artistes de la Collection des œuvres de guerre le mérite d’avoir redonné vie à l’art canadien par leur approche introspective du portrait du Canada en guerre :

Il y a un sentiment d’honnêteté et de sincérité dans ces œuvres… et pas grand-chose de sentimental ou de mélodramatique. La grande valeur de la Collection des œuvres de guerre, c’est la vision fraîche qu’ont acquise nos artistes au cours de leur expérience et qui leur a permis plus tard de tirer l’art canadien de sa léthargie. 34

Au début, les peintres de guerre avaient été en grande partie choisis en raison de leur appartenance à l’école « nationale », mais ils n’en mirent pas moins leur touche personnelle sur leurs œuvres, et cela ne s’était jamais vu jusque-là dans la peinture canadienne. Leur transfert sur la toile d’événements dont ils avaient été témoin donne un sens de l’atmosphère de l’époque que la photo ne pourrait pas saisir et nous fait comprendre l’élément humain de la guerre.

Après la guerre, le chef d’état-major de la Marine, le Vice-amiral G. C. Jones, confirma l’importance de la Collection des œuvres de guerre : « Le froid réalisme de la photo et les couleurs vives des peintures de guerre ont fait connaître aux Canadiens, comme cela n’avait jamais été fait, le travail et les objectifs de leur marine.» 35 Les peintres navals ont rendu la vie en mer de la façon dont les marins la connaissent.


Auteur : Pat Jessup

1RG 24,Vol. 11749, Comité des peintres de guerre du Canada, Instructions à l’intention des peintres de guerre, 2 mars 1943 [trad.] (BAC).

2 Harold Beament à H.O. McCurry, 22 octobre 1939 [trad.] (MCG).

3 James W. Essex, Victory in the St Lawrence: Canada’s Unknown War (Erin, ON : Boston Mills Press, 1984), 15.

4 Joan Murphy, interview de Donald Mackay, 31 août 1978 (MCG).

5 Ibid.

6 Rowley Murphy à H.O. McCurry, 25 mars 1941, et McCurry à Murphy, 4 avril 1941 (MCG).

7 Canadian War Art, 5.1, H.O. McCurry à W.B. Herbert, Bureau of Public Information, 6 décembre 1940 (GNC).

8 Instructions to Artists, Annex B (BAC).

9 A.Y. Jackson, A Painter’s Country: The Autobiography of A.Y. Jackson (Toronto : Clarke, Irwin, 1976), 163.

10 David J. Bercuson et J.L. Granatstein, Dictionary of Canadian Military History (Toronto : Oxford University Press, 1992), 114.

11 Bernard Riordan, C. Anthony Law: A Retrospective (Art Gallery of Nova Scotia Exhibition Catalogue, Halifax, NS, 12 May–25 June 1989), 7.

12 Jackson, A Painter’s Country, 163.

13 A.Y. Jackson à H.O. McCurry, 27 janvier 1943 (GNC).

14 Interview de Leonard Brooks, 25 octobre 1977 (MCG).

15 Rowley Murphy à H.O. McCurry, 20 février 1943 (MCG).

16 Forster à H.O. McCurry, 16 juin 1944 (MCG).

17 H.O. McCurry à Forster, 22 juin 1944 (MCG).

18 Ottawa Citizen [v. 1945, article sans légende et sans date] (MCG).

19 Tom Wood à H.O. McCurry (trad.), 13 janvier 1945 (MCG).

20 Rowley Murphy, “An Artist with the Royal Canadian Navy,” Maritime Art (décembre 1942 – janvier 1943), 45.

21 Joan Murray : interview de Donald Mackay, 13 août 1978 (MCG).

22 Rowley Murphy, An Artist with the Royal Canadian Navy, 45.

23 Cynthia Malkin, A War Artist Remembers, 11 novembre 1979 (MCG).

24 Joan Murray : interview de Harold Beament, 15 mai 1979 (MCG).

25 Ibid.

26 Joan Murray : interview de Tom Wood, 2 mai 1979 (MCG); Cynthia Malkin, A War Artist Remembers, The Sunday Post, 11 novembre 1979 (MCG).

27 Joan Murray : interview d’Harold Beament, 15 mai 1979 (MCG).

28 Dean F. Oliver et Laura Brandon, Canvas of War (Ottawa : Douglas & McIntyre, 2000), 137.

29 Maria Tippett, Lest We Forget: Souvenons-nous (London, ON : London Regional Art and Historical Museums, 1989), 34.

30 Joan Murray, Permanent Collection : The Robert McLaughlin Gallery (Oshawa, ON : Herzig Somerville Ltd., 1978), 14.

31 Interview (CBC Radio) de Leonard Brooks, 26 septembre 1945 [transcription] (MCG).

32 Joan Murray : interview de Leonard Brooks, 25 octobre 1977. (MCG)

33 Nécrologie de Rowley Murphy, Toronto Star, 15 février 1975.

34 Jackson, A Painter’s Country, 165.

35 Grant MacDonald, Sailors (Toronto : Macmillan, 1945), iii.

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