La Marine canadienne dans les années 1960

Les années de crise

Neuf jours après être devenu chef d’état-major de la Marine le 1er août 1960, le Vice-amiral Herbert Sharples Rayner suggéra au Conseil naval qu’il allait changer peu de choses pendant son mandat. Il dit à ses officiers que, puisqu’il avait reçu de son prédécesseur, le Vice-amiral Harry DeWolf, un « navire » en bon état et au bon cap, il leur suffisait de continuer à faire ce qu’ils faisaient pour que la Marine continue à naviguer sur une mer relativement modérée. 1 Ces paroles rassurantes furent cependant éphémères. En effet, peu après l’entrée en fonction de Rayner, la Marine dut faire face à une foule de changements techniques, stratégiques, tactiques, financiers, politiques et organisationnels qui l’envoyèrent à la dérive. Ces événements firent des années 1960 une des périodes les plus incertaines de l’histoire de la Marine.

Toile montrant quatre navires qui voguent sur l’eau.

David Landry, HMCS Chaudière — 1962 Fisheries Patrol. On voit ici le navire canadien examiner les activités des chalutiers soviétiques sur les Grands Bancs.

Si la MRC avait effectivement connu ses jours heureux dans les années 1950, comme le prétendent certains érudits, c’est à cause de la solide direction que lui avait donnée Harry DeWolf. Les politiciens dont il relevait lui offraient peu de financement pour la construction de nouveaux navires et il se rendit donc compte que la MRC n’avait qu’une seule option : se spécialiser en guerre anti-sous-marine (ASM). Et pourtant, les causes profondes de la grande incertitude des années 1960 avaient commencé à pointer dans les dernières années du mandat de DeWolf. Une nouvelle stratégie américaine, connue sous le nom de « riposte graduée », mettait l’accent sur la riposte conventionnelle plutôt que sur la riposte à une éventuelle attaque nucléaire afin de dissuader l’agression et les crises dans le tiers-monde. Certains officiers de marine canadiens commencèrent à se demander si DeWolf avait pris la bonne décision en décidant de spécialiser la Marine en guerre anti-sous-marine. En effet, sans navires polyvalents, la MRC pouvait facilement se trouver dans la situation embarrassante où il lui serait impossible de participer à une mission alliée importante faisant appel à des forces conventionnelles dans une situation de guerre limitée. La crise qui éclata au Congo rendit rapidement la chose évidente pour le nouveau chef d’état-major de la Marine. Même si la MRC n’était nullement tenue de participer à cette mission, le gouvernement indiqua qu’elle participerait très probablement aux opérations ultérieures des Nations Unies.

Les avancées techniques et les engagements pris par le Canada vis-à-vis de ses alliés suggérèrent aussi que la MRC devait assouplir ses plans de structure des forces. Après la guerre, une explosion de technologies innovatrices révolutionna la construction navale. Face à l’apparition d’avions supersoniques, de missiles guidés et de sous-marins rapides à propulsion nucléaire du côté soviétique, les concepteurs navals se virent dans l’obligation de construire des navires plus grands et plus coûteux, bourrés de systèmes extrêmement avancés de détection, d’armes et de propulsion. Et pour compliquer encore les choses, une nouvelle doctrine stratégique de l’OTAN, connue sous le nom de « MC 70 », fit savoir à l’Alliance qu’en cas de guerre, le Commandement suprême allié de l’Atlantique (SACLANT) détruirait les sous- marins soviétiques qui se trouveraient dans le secteur oriental de l’Atlantique. Cependant, cela mettait les forces navales alliées à portée de l’aviation soviétique. Le problème pour la MRC était que sa flotte spécialisée en guerre anti-sous-marine, sans missiles antiaériens à moyenne portée et sans remplacement des chasseurs Banshee ni du porte-avions Bonaventure, l’empêcherait de participer aux opérations avancées de l’OTAN et la relèguerait au secteuroccidental de l’Atlantique où elle n’aurait qu’un rôle secondaire.

Sept navires suivent deux sous-marins en formation.

La flotte qui n’a pas vu le jour : cette photo de juin 1961 d’une force opérationnelle canado-américaine évoque les ambitions de la Marine.

Mais quel degré de polyvalence il fallait donner à la Marine, c’était la grande question. Rayner décida de construire une « force de guerre anti-sous-marine équilibrée », qui serait composée de trois cinquièmes de navires de guerre ASM, d’un cinquième de sous-marins ASM et d’un cinquième de navires polyvalents ». 2 La MRC avait des engagements envers l’OTAN et devait fournir une flotte de 43 bâtiments, soit après application de la formule, neuf sous-marins, huit frégates polyvalentes et six frégates porte-hélicoptères qui s’ajouteraient aux sept destroyers Saint-Laurent, aux sept Restigouche et aux six destroyers escortes (DDE) de la classe Mackenzie qui seraient encore en service au début des années 1970. Rayner trouvait ce programme réaliste, mais il savait qu’il aurait du mal à convaincre l’administration publique, soucieuse des coûts. Il demanda donc à son vice-chef, Jeffrey « Brimstone » Brock, de l’aider à convaincre les autres chefs de service et le gouvernement.

S’appuyant sur le rapport de Brock, Rayner s’employa à convaincre l’administration publique d’approuver l’acquisition des frégates polyvalentes, des sous-marins et des frégates porte-hélicoptères. Le 31 juillet 1961, Brock et son comité remirent leur rapport, dans lequel ils demandaient huit frégates polyvalentes, 12 sous-marins conventionnels et à propulsion nucléaire, 12 frégates porte-hélicoptères, deux patrouilleurs de l’Arctique et deux ravitailleurs, de même que plusieurs programmes de modernisation, le tout représentant une flotte totalement irréaliste et bien trop coûteuse. Le rapport Brock a souvent été qualifié de manifestation la plus flagrante du désir de la MRC d’acquérir une grande flotte polyvalente. Mais c’est une mauvaise interprétation de l’objectif du rapport. Des tiers ont déclaré à l’époque que ce rapport avait atteint son objectif premier. Rayner expliqua plus tard que la flotte sur papier de Brock était un simple guide et n’était pas destinée à naviguer. De fait, ce rapport, qui préconisait la structure idéale de la force, servit à Rayner à acquérir la flotte qu’il souhaitait : une flotte ASM, beaucoup plus réaliste et dotée d’une certaine adaptabilité. Brock ne le savait pas, mais son rapport fut utilisé pour « servit de repoussoir ». En effet, il fit paraître le programme souhaité par Rayner (huit frégates polyvalentes, six frégates porte- hélicoptères et six sous-marins américains de la classe Barbel) bien plus acceptable et suscita des éloges de la part d’un éminent scientifique spécialiste de la recherche de la défense, R. J. Sutherland, qui félicita le chef d’état-major d’avoir «légèrement modifié la super- spécialisation en guerre ASM de la Marine ». 3

Rayner était prêt à de grands sacrifices pour obtenir ce qu’il fallait pour que la Marine devienne une force efficace en mer, et il dut le faire pour établir une force sous-marine. L’acquisition des sous-marins américains Barbel s’étant révélée problématique à cause de leur coût, jugé trop élevé par le gouvernement Diefenbaker, Rayner écouta attentivement le ministre de la Défense nationale, Douglas Harkness, qui lui conseillait d’envisager les sous - marins britanniques de la classe Oberon. Si les Oberon, aux capacités moindres que les Barbel américains, étaient le prix à payer pour obtenir une force sous-marine, Rayner était prêt à faire un compromis.

La Marine avait de bonnes raisons de se concentrer sur l’acquisition d’Oberon et de frégates polyvalentes. En effet, la flotte existante était en grande partie composée de destroyers Tribal et Crescent et de frégates de la classe Prestonian. Or, tous ces bâtiments dataient de la Deuxième Guerre mondiale et arriveraient à la fin de leur durée de vie opérationnelle vers le milieu ou la fin des années 1960. La désuétude en bloc était un des grands soucis de la MRC à cette époque, et il était donc essentiel de mettre en place sans tarder un programme de remplacement. De fait, les frégates polyvalentes étaient destinées à passer l’essentiel de leur vie non seulement à soutenir la flotte de guerre anti-sous-marine mais aussi à fournir l’élément d’adaptabilité que désirait Rayner puisqu’elles étaient équipées de canons de bombardement, de missiles guidés et avaient une certaine capacité de transport de troupes si la MRC devait en avoir besoin.

La crise des missiles de Cuba d’octobre 1962 prouva que Rayner avait choisi la bonne orientation sur le plan opérationnel. En effet, les Américains découvrirent à la mi-octobre que les Soviétiques essayaient d’établir des bases de missiles balistiques sur l’île de Cuba, et cette découverte déclencha une épreuve de force politique et militaire qui amena le monde au bord de l’annihilation nucléaire jusqu’à ce qu’une « quarantaine » navale (en fait, un blocus) des approches de Cuba oblige Moscou, le 28 octobre, à accepter de démanteler les sites de missiles. Les opérations en mer furent intenses, et la MRC joua un rôle de premier plan dans la guerre anti-sous-marine. Il est généralement accepté que la partie ASM de la crise commença lorsqu’un sous-marin de la classe Zulu fut aperçu près d’un auxiliaire de la flotte soviétique le 22 octobre 1962. Bien que cela ne puisse être confirmé sans accès aux archives navales soviétiques, il y a tout lieu de croire que ce sous-marin était celui que les Argus de l’ARC détectèrent plus tard et poursuivirent du 26 au 29 octobre, faisant route vers le nord de la côte Est. Quoi qu’il en soit, la présence probable de sous-marins soviétiques (armés de torpilles nucléaires pour « se défendre » ou de missiles offensifs) au large des côtes nord-américaines rendit leur détection indispensable, d’au- tant plus que le 27 octobre, des officiers américains et canadiens étaient persuadés d’avoir détecté à plusieurs reprises sept sous-marins dans l’Atlantique (dont deux dans le secteur d’opérations canadien) et au moins un dans le Pacifique.

Pour éviter une panique générale, les marins qui étaient en permission ne furent pas rappelés, et la flotte partit en mer sous prétexte de participer à des « exercices » nationaux. En réalité, la MRC se préparait à la guerre. Le commandant des opérations à Halifax, le Contre-amiral Kenneth Dyer, décida de ne prendre aucun risque dans ce climat de menace nucléaire, et l’ampleur de l’intervention de la Marine traduit bien l’importance de la crise. Les navires et les aéronefs partirent avec des provisions et des armements de guerre, des bases et des quartiers généraux secondaires furent établis, les navires qui étaient en cours de maintenance furent envoyés en mer et le Bonaventure et son escorte furent rappelés d’un exercice de l’OTAN dans l’est de l’Atlantique. Il est impossible — sans consultation des archives soviétiques — de savoir exactement combien des 136 contacts dans le secteur canadien du WESTLANT (secteur occidental de l‘Atlantique) ou à proximité, étaient de vrais sous-marins, mais il est à peu près certain que le NCSM Kootenay poursuivit un Foxtrot sur le banc Georges au début novembre (la surveillance des activités soviétiques avait continué pour assurer le respect de l’entente Kennedy-Khrushchev). Malgré les chalutiers soviétiques qui foncèrent vers le destroyer canadien dans le but de lui faire perdre la piste du sous-marin, le Kootenay maintint la poursuite jusqu’à ce qu’il soit relevé par la marine américaine. Il semble qu’il y ait eu au moins deux sous-marins soviétiques dans le secteur de patrouille canadien de 160 km (du cap Race à un point situé à environ 500 km à l’ouest des Açores), et tous les deux furent détectés par des forces de la MRC ou de l’ARC. C’était du très beau travail, et une contribution importante.

La réponse de la MRC à la crise déclencha néanmoins une controverse qui dure encore. De l’avis général, Dyer plaça la MRC sur le pied de guerre — en pratique il mobilisa la flotte de la côte Est — sans directives explicites, parce que les hauts dirigeants politiques et navals d’Ottawa étaient paralysés par la crise. Cependant, certains analystes de l’époque sont d’avis que Dyer a pris une décision qui ne lui appartenait pas, commettant ainsi une grave infraction à l’idéal démocratique voulant que les militaires reçoivent leurs ordres des dirigeants élus. D’autres érudits font toutefois remarquer que Dyer a fait ce qu’exigeait l’accord Canada- États-Unis de défense de l’Amérique du Nord (CANUS). En effet, bien avant cette crise, le Canada s’était engagé à envoyer ses navires en cas d’urgence et, selon l’historien Wilf Lund, « [Dyer] se rendit compte que la situation était très grave et se dit que c’était peut-être la fin; il agit donc en conséquence, dans le cadre des pouvoirs qui lui avaient été délégués. » 4 Vue sous cet angle, la décision de Dyer est bien plus facile à justifier. Quoi qu’on pense de cette mobilisation, il est indéniable que la flotte de l’Atlantique sortit de cette crise sachant qu’elle était capable de protéger l’Amérique du Nord. La flotte canadienne, en patrouillant un secteur qui s’étend des Grands Bancs aux approches de New York, donna à la marine américaine la possibilité de se consacrer au blocus de Cuba. En outre, les forces navales canadiennes poursuivirent avec succès un bon nombre de sous-marins soviétiques.

Cette confiance fut cependant mise au défi par certaines réalités opérationnelles, notamment l’écart entre la capacité de la MRC à poursuivre des sous-marins soviétiques et sa capacité de destruction. Les sonars de coque AN/SQS-503 (veille), 502 (attaque) et 501 (veille sur le fond), ajoutés au sonar à immersion variable AN/SQS-504, installé plus tard, donnaient à la MRC une capacité de détection d’environ 7 000 verges. Or, elle n’avait que des torpilles lancées depuis les navires et des mortiers Mk 10 Limbo (technologie de la Deuxième Guerre mondiale) qui avaient une portée de seulement 900 m. On voit donc que l’écart entre la portée de détection et la portée des armes était tel que les navires canadiens pouvaient être attaqués pratiquement en toute impunité par des sous-marins ennemis. L’hélicoptère embarqué Sea King (capable d’opérer à une distance de 9 à 18 km du navire) était destiné à combler cet écart.

La Marine s’était assurée à l’aide des maquettes de pont d’envol des NCSM Buckingham et Ottawa que l’idée des hélicoptères embarqués sur les destroyers était techniquement réalisable, mais ce n’est que lorsque le premier Sea King fut livré, en mai 1963, et que les essais commencèrent sur l’Assiniboine, en novembre, que la Marine s’aperçut vraiment que le concept du destroyer porte-hélicoptères (DDH) avait ses limites. Même si la majorité des observateurs s’accordaient pour penser que le Sea King était une des meilleures plates-formes de lutte anti-sous-marine, une étude approfondie suggéra que la MRC croyait trop à  sa capacité de rétablir l’avantage tactique du destroyer sur le sous-marin nucléaire. Le plus grand des problèmes, était celui du « temps mort », c’est-à-dire du temps écoulé entre le décollage de l’aéronef et son arrivée sur zone, car il avait été déterminé que l’aéronef devrait être en vol et à moins de 10 000 verges du contact pour être efficace. La même logique s’appliquait dans une certaine mesure aux Tracker (appareils à voilure fixe) du Bonaventure, et la solution au problème du temps mort fut d’équiper les destroyers d’escorte de la classe Restigouche d’engins ASROC (capables de tirer une torpille à 12 000 verges en l’espace de quelques minutes).

Trois aéronefs survolent un navire.

La défense aérienne de la flotte, assurée par ces Banshee qui survolent le Bonaventure, allait se révéler trop coûteuse à maintenir; les appareils et le porte-avions serait envoyés à la ferraille à la fin de la décennie.

La tactique allait elle aussi subir un bouleversement qui révolutionnerait la manière dont les officiers envisageaient le concept des opérations ASM. Vers la fin des années 1950 et au début des années 1960, la MRC était d’avis que la guerre anti-sous-marine pourrait être confiée à des sous-marins amis œuvrant de concert avec des aéronefs de patrouille maritime basée à terre. Mais d’importants exercices opérationnels révélèrent la faille de ce concept. Il y avait trop de bavures, c’est-à-dire d’attaques erronées de sous-marins amis par les aéronefs. Il valait donc mieux traiter les sous-marins de guerre ASM comme des éclaireurs ou des chasseurs solitaires. De nouvelles technologies et de nouvelles tactiques allaient permettre de former un concept canadien des opérations basé sur des groupes de destroyers DDH et DDE, protégés par des frégates polyvalentes. Cela donnerait à chaque groupe la capacité de se défendre contre les menaces aériennes tout en combinant les portées de détection des deux types de sonar — sonar de coque et sonar à immersion variable — et la capacité d’attaque de l’hélicoptère et de l’ASROC. L’absence de porte-avions dans ce plan à long terme n’était pas le fait du hasard. Dans la marine de Rayner, les jours des porte- avions étaient comptés, car l’aéronavale coûtait cher, soit près d’un quart budget annuel de la Marine. Cette décision tombait bien car en avril 1963, un gouvernement libéral fut élu, qui voulait mettre en place de nouveaux programmes sociaux coûteux.

Le premier ministre Lester Pearson et son cabinet avaient à cœur de réformer le gouvernement, mais aussi la société canadienne. Dans cet esprit de changement, le nouveau ministre de la Défense, Paul Hellyer avait bien l’intention de rendre les forces armées canadiennes plus efficaces financièrement et plus pertinentes sur le plan opérationnel. S’inspirant des conclusions de l’exhaustive Commission d’enquête sur l’organisation du gouvernement (la commission Glassco), Hellyer voulait faire des économies pour acquérir de nouveaux équipements et, pour ce faire, regrouper et en fin de compte unifier les trois armées : la marine, l’armée et la force aérienne.

La mise en place du comité Sauvé, chargé de mener une étude générale de la politique de défense du Canada, fut considérée dans beaucoup de milieux comme l’utilisation d’un comité parlementaire bipartite pour justifier d’importantes restrictions budgétaires. Que ce soit vrai ou pas, il ne fait aucun doute que la Marine faisait face à de graves compressions. Peu après son entrée en fonction au poste de ministre de la défense, Hellyer donna l’ordre à toutes les armées de fonctionner selon un budget fixe de 282 millions de dollars par an pour trois ans. La Marine allait devoir faire des sacrifices considérables. Elle dut fermer des stations, renoncer à moderniser des équipements et envisagea de retirer du service les derniers Tribal plus tôt que prévu, mais c’est l’importante réduction du programme de remplacement des navires qui allaient lui nuire le plus.

Rayner était attaché, presque fanatiquement, aux engagements de la MRC vis-à-vis de ses alliés et il craignait bien naturellement que l’exercice budgétaire du ministre — connu sous l’euphémisme « opération Austérité » — ne prive d’ici 1970 la Marine des 43 navires promis à l’OTAN. En toute justice, il faut dire que cet objectif auquel le chef d’état-major était si attaché était un chiffre négocié entre les officiers de marine canadiens et leurs homologues alliés. Par conséquent, l’importance de la force que contribuerait le Canada serait décidée par les élus et non pas par le Conseil naval ou par le SACLANT.

Ces objectifs mis à part, le programme des frégates polyvalentes était la cible parfaite pour un ministre qui cherchait à économiser et se proposait de réformer complètement les forces armées. En effet, ce programme avait été mis en place par le gouvernement conservateur précédent et il avait largement dépassé son budget, étant passé de 264 millions de dollars en 1962 à un peu plus de 428 millions de dollars en une année. Pourtant, l’attachement de Rayner aux objectifs de contribution à l’Alliance avait commencé à rendre les choses très difficiles pour la Marine, même avant l’arrivée au ministère de Hellyer. L’instruction essentielle était souvent sacrifiée afin d’envoyer les navires en mer et, à la fin de 1962, il y avait des signes que le moral était en baisse. Beaucoup de marins se plaignaient des longues périodes en mer et du sur-déploiement manifeste de la Marine, et plusieurs rapports révélèrent aussi que la MRC ne répondait pas aux attentes des nouvelles recrues. Les hommes avaient le sentiment qu’on leur donnait des tâches inférieures et que les campagnes manquaient d’intérêt, ce qui n’était pas fait pour convaincre les marins de se réengager. Mais ce n’est pas tout. La formation en cours d’emploi manquait d’uniformité et les marins étaient mécontents des logements et du coût élevé de la vie. En fin de compte, la plupart des rapports en arrivèrent à la même conclusion : « Rien ne prouve que le moral est au plus bas, mais il est évident qu’il n’est pas ce qu’il pourrait être. » 5

Les engagements excessifs et la baisse du moral n’avaient peut-être pas d’effet direct sur l’efficacité de la flotte, mais le faible taux de réengagement et l’incapacité d’attirer de nouvelles recrues créaient un grave problème de dotation. D’ailleurs, lorsqu’il était officier supérieur sur la côte de l’Atlantique en juillet 1963, le Contre-amiral Brock avait signalé que la situation du personnel de son commandement se détériorait au point où, pour envoyer sans danger le Bonaventure et ses escorteurs en exercice, il en était réduit à voler des marins sur les navires en carénage ou en maintenance. Pour Brock, il s’agissait d’une crise grave et qui ne faisait que s’aggraver, et il était frustré par le manque d’action décisive des dirigeants. Mais, cette grave crise de personnel n’était pas le seul problème auquel devait faire face le Quartier général de la Marine.

Si la Marine avait réduit ses engagements envers l’OTAN, elle aurait pu désarmer des navires (les retirer du service) et donc libérer des équipages. Le problème est que cela aurait sapé le grand argument de Rayner, soit que la Marine avait besoin du programme de remplacement de sa flotte équilibrée pour respecter ses engagements vis-à-vis de ses alliés. Et pour compliquer encore les choses, Hellyer avait une nouvelle vision pour les Forces armées canadiennes : la « force mobile ». Cette force mobile, comme l’expliquerait plus tard le ministre, faisait appel à une « unité de combat transportable par air qui pourrait être rapidement transportée, avec son équipement, n’importe où dans le monde ». 6 La nature vague de ce concept encouragea toutefois certains officiers de marine à faire valoir la classe de navires qu’ils préféraient. Par exemple, pour donner une capacité de transport maritime à la force mobile, il fallait des porte-avions, et la vision du ministre pourrait permettre de donner à l’Aéronavale une deuxième chance. Cela compliquait la proposition de Rayner de donner un certain degré de polyvalence à une force spécialisée en guerre ASM, mais Hellyer était disposé à voir si cela donnerait à la Marine une plus grande capacité d’intervention en cas d’appel des Nations Unies ou de guerre limitée. Cependant, selon un observateur, ce débat interne au sujet de la polyvalence « enragea » l’état-major de la Marine et le « fragmenta dangereusement » pendant toute l’année 1963 et au début de 1964. 7

Le programme d’acquisition de frégates polyvalentes fut la première victime de ce débat interne sur la structure des forces. Hellyer était enclin à l’annuler, mais il semble qu’il ait pris le temps de réfléchir à ce que proposait Rayner : n’acquérir que quatre frégates polyvalentes. Ce moment de réflexion de la part du ministre était l’œuvre d’un de ses conseillers principaux, le scientifique de la défense R. J. Sutherland, qui était d’avis que la frégate polyvalente était le type de navire idéal pour répondre aux besoins de la MRC à cette époque. Il est impossible de savoir si le ministre aurait ou non suivi ce conseil, mais il est certain qu’il n’avait nullement l’intention de promouvoir un programme qu’un bon nombre des officiers supérieurs espéraient voir supprimer, laissant le champ libre à la plate-forme qu’ils souhaitaient. Le 10 octobre 1963, il annonça l’annulation du programme d’acquisition de frégates polyvalentes.

C’est en fait un ancien officier de marine, du nom de James Plomer, qui aida Hellyer à justifier sa décision. Ayant pris une retraite anticipée parce qu’il n’avait pas eu la promotion qu’il espérait, le Commodore Plomer cherchait à prendre sa revanche. Dans un article très critique publié dans le magazine Maclean’s, Plomer alléguait que la Marine avait des problèmes de moral, de maintenance et d’état de préparation, tous dus au cercle fermé des amiraux qui composaient le personnel supérieur de l’état-major de la Marine. Très critique du navire polyvalent qu’il jugeait trop lent et trop coûteux, Plomer dit aux Canadiens que la frégate polyvalente envisagée voulait remplir trop de tâches et par conséquent n’en remplirait aucune comme il faut. L’idée que l’état-major supérieur de la MRC était composé d’officiers qui s’accrochaient à des traditions dépassées et basées sur les classes trouva une oreille attentive chez Hellyer. Celui-ci s’attaquerait plus tard au problème des traditions navales en unifiant les trois armées en un seul groupe, les Forces armées canadiennes, mais au moment des accusations de Plomer, ce sont ses conclusions sur la structure des forces navales qui reçurent le plus d’attent

Un hélicoptère atterrit sur un navire voguant sur l’eau.

Sea King se préparant à apponter sur l’Assiniboine. La MRC dispose d’un système révolutionnaire d’appontage d’un gros hélicoptère sur un pont de navire en mouvement.

Plomer prétendait que la structure des forces préconisée par Rayner était une grave erreur, et l’annulation du programme d’acquisition de frégates polyvalentes ne fit que renforcer cette perception. Privé de stratégie d’acquisition cohérente, la planification de la flotte de la MRC se retrouva dans un état de chaos complet pendant plus d’un an, différentes factions souhaitant différentes choses, qui une force de destroyers spécialisés en guerre anti-sous-marine, qui une flotte amphibie centrée sur les porte-avions de classes Iwo Jima et Essex, qui un compromis entre les deux. Or, c’était un débat futile. Il était inutile de penser à acheter de coûteux porte-avions ou des sous-marins nucléaires sachant que Hellyer était en train de sabrer le budget militaire. Autrement dit, la Marine aurait dû comprendre qu’il y avait suffisamment d’argent pour bâtir une flotte anti-sous-marine ou bien une flotte d’intervention en cas de guerre limitée, mais pas les deux.

Il aurait fallu une main ferme à la barre pour naviguer dans ces eaux troubles, mais c’est quelque chose que le malheureux chef d’état-major n’avait plus. Rayner était au bout de ses ressources et annonça au ministre, en novembre 1963, qu’il avait l’intention de prendre sa retraite dans huit mois de là. La Marine se retrouva donc avec à sa tête un canard boiteux quand il lui aurait fallu un tigre. Pour être juste envers Rayner, il faut dire que le concept de la force mobile l’avait mis dans une situation difficile. S’il ne tenait pas compte de l’intérêt soudain du ministre pour le scénario de guerre limitée, il était possible que la Marine se fasse dépasser si par hasard la politique de défense canadienne allait dans cette direction. Même chose pour l’intérêt du ministre pour l’acquisition de sous-marins nucléaires, expliqué par la récente violation par des sous-marins nucléaires soviétiques de la souveraineté canadienne dans l’Arctique. L’état-major de la Marine n’avait pas de boule de cristal pour lui dire si le projet de force mobile serait bloqué dès la phase de planification ou encore si l’acquisition de sous-marins nucléaires était bien trop coûteuse pour les moyens du gouvernement (ce qui se passa dans les deux cas), et Rayner était donc obligé de se garder plusieurs options. En outre, il n’aurait pas été très sage de s’opposer aux directives du ministre au moment où le gouvernement s’employait à réduire les budgets. De ce point de vue, Rayner eut donc raison de former un autre groupe d’études chargées d‘étudier la structure des forces, cette fois-ci sous la direction du Commodore H. G. Burchell.

Chargé d’étudier les différentes possibilités de programmes navals, Burchell était juste et connaissait le danger des querelles intestines qui s’intensifiaient dans la MRC. Malgré cela, son rapport n’apporta pas la stabilité. Préconisant un concept en trois modules reposant sur le Bonaventure et deux navires d’assaut amphibie de classe Iwo Jima, le comité de Burchell proposa une force adaptable qui, si elle gardait sa fonction première de guerre anti-sous- marine, mettait l’accent sur la polyvalence. Le rapport Burchell prétendait que cette force en trois modules pourrait fonctionner avec un budget annuel de 252 millions de dollars, mais c’était seulement le coût de fonctionnement, lui-même sujet à caution, et le fait que le coût de la construction de cette flotte n’avait pas fait l’objet de discussions suffisantes au niveau de l’état-major donna lieu à beaucoup de circonspection.

La Marine était dans une situation difficile, car elle manquait de directives claires du ministre sur la direction que prendrait la politique de défense canadienne. En effet, les Libéraux ne savaient pas comment faire face à l’instabilité croissante du tiers-monde et, afin de se garder une marge de manœuvre le plus longtemps possible, ils étaient soucieux de ne pas « faire adopter au gouvernement une formule qui pourrait devenir embarrassante à l’avenir ». 8 Lorsque le Livre blanc sur la défense sortit en mars 1964, il était très vague sur la structure des forces navales. Outre de donner pour rôle principal à la MRC une contribution efficace à l’Alliance sous la forme d’une modeste flotte de guerre anti-sous-marine, le seul message clair contenu dans le Livre blanc était que la Marine devait assurer « le maximum d’intensité de surveillance et de puissance défensive à un coût minimum ». 9

Mais ce message de réduction des coûts avait d’autres implications importantes pour la Marine. L’intégration, puis l’unification, des forces armées canadiennes allaient permettre de réaliser des économies. Au lieu de chefs et d’états-majors à la tête de la Marine, de l’Armée de terre et de la Force aérienne, il y aurait un quartier général des Forces canadiennes, organisé de façon fonctionnelle et dirigé par un seul chef : le chef d’état-major de la Défense. L’intégration sonna le glas du Conseil de la marine et de son état-major, qui disparurent le 1er août 1964.

Les opérations en mer donnaient certainement la preuve qu’il était important d’entamer sans tarder un programme de remplacement et d’acquisition de nouveaux destroyers de guerre anti-sous-marine. Les commandants opérationnels étaient notamment très heureux de savoir que le projet DDH était en passe de devenir une réalité. Les essais d’hélicoptères sur le destroyer converti Assiniboine avançaient très bien, la mise en service attendue de deux nouveaux DDH — le Nipigon en mai 1964 et son jumeau l’Annapolis en décembre — ainsi que la conversion de deux anciens bâtiments de la même classe — le St-Laurent (4 octobre 1963) et l’Ottawa (21 octobre 1964) — donneraient à la Marine cinq DDH d’ici la fin de l’année. Mais il y avait d’autres raisons de se réjouir. Les quatre Sea King d’essai avaient permis à la MRC d’acquérir une expérience bien nécessaire, et l’arrivée du premier hélicoptère bâti au Canada en septembre 1964 lui donnait l’assurance que tous les appareils seraient livrés de façon régulière. En outre, il allait y avoir des essais entre le premier ravitailleur opérationnel de la flotte, le NCSM Provider, et le destroyer Yukon en mai, et ces essais donneraient à la Marine une considérable capacité de soutien logistique qui lui permettrait d’opérer bien au-delà des eaux littorales du Canada. Et enfin, le premier des sous-marins de la classe Oberon (l’Ojibwa) allait être lancé en février.

Toutes ces bonnes nouvelles ne compensèrent toutefois pas les pertes de la MRC. La perte de trois des quatre derniers destroyers Tribal (Nootka, Cayuga, et Micmac) ainsi que la mise en réserve du navire de maintenance Cape Breton et de dix petits dragueurs de mines permirent de libérer des fonds pour acheter de nouveaux équipements. Même si les Tribal étaient bien trop vieux pour faire une contribution réelle à l’efficacité de la guerre anti- sous-marine de la MRC, leur désarmement anticipé eut des répercussions sur la structure des forces de la côte Est. En effet, en l’absence de remplacement, le 3e Escadron de destroyers fut démantelé et le 1er, manquant d’effectifs, avait du mal à s’acquitter de sa mission.

Pour les commandants opérationnels, le grand problème n’était pas le désarmement anticipé des Tribal mais leur retrait du service sans remplacement, ce qui voulait dire que la Marine serait bientôt loin des 43 navires promis à ses alliés. La réduction du nombre de bâtiments affectés au SACLANT entraîna d’autres perturbations sur les deux côtes, car trois destroyers de la côte atlantique furent envoyés sur la côte Ouest et cinq destroyers du Pacifique sur la côte Est. Ce remaniement rendit toute cohésion impossible, car il y avait sans cesse des navires qui arrivaient ou qui partaient. Le commandant d’un des escadrons résume d’ailleurs la situation par ces mots « il est difficile de promouvoir l’efficacité générale de l’escadron dans son entier ».

Une fois tous ces mouvements terminés, en 1965, les cinq Saint-Laurent de la côte Ouest auraient été échangés contre deux Mackenzie et un Restigouche. Tous les DDH allaient servir sur la côte Est, ce qui laissait à la côte Ouest un assortiment de destroyers d’escorte et de frégates. L’officier supérieur de la côte du Pacifique fit remarquer que la perte nette de deux destroyers « était un coup dur pour notre efficacité » mais une autre déception l’attendait : la perte de quatre avions de patrouille Neptune de l’ARC. 10 Or, l’absence de soutien aérien était un problème particulièrement épineux pour le commandement du Pacifique. Ses responsables avaient déjà demandé qu’on lui réaffecte soit des avions Tracker de la MRC soit des Argus de l’ARC pour faire face à la menace des sous-marins soviétiques armés de missiles de croisière; toutefois, cette demande avait donné peu de résultats, car la côte Est avait à peine assez d’appareils pour répondre à ses propres besoins.

Un important exercice sur la côte Est de l’Amérique du Nord obligea toutefois la Marine canadienne à se poser encore plus de questions sur son engagement dans la guerre anti- sous-marine. L’exercice SLAMEX 2/64, qui eut lieu du 16 au 23 septembre 1964, fut l’une des mises à l’essai les plus réalistes du « système de l’Atlantique » (il simulait une attaque par des missiles soviétiques sur l’Amérique du Nord). Seule la crise des missiles de Cuba de 1962 s’était rapprochée davantage d’une véritable attaque, et les conclusions du SLAMEX furent un coup de massue. Dix des 14 sous-marins — soit la vaste majorité — se rendirent jusqu’à leur point de lancement et, si ces sous-marins avaient été des bâtiments soviétiques, les conséquences pour l’Amérique du Nord auraient été catastrophiques. Depuis deux ans, la Marine canadienne était obsédée par les sous-marins soviétiques à propulsion nucléaire et voilà que le SLAMEX montrait à tous que l’Alliance n’était même pas capable de faire face à des sous-marins diesel, bien moins rapides! Il n’y avait qu’une seule conclusion à tirer : la Marine canadienne devait prendre toutes les maigres ressources que lui offrait le gouvernement et les investir dans des plates-formes anti-sous-marines.

Cependant, même avant le SLAMEX, les officiers supérieurs avaient commencé à se rendre compte que le gouvernement ne leur donnerait jamais les fonds nécessaires pour bâtir soit des porte-avions polyvalents pour des opérations de guerre limitée, soit des sous- marins nucléaires très coûteux. Le Vice-amiral Dyer, qui avait succédé à Rayner au poste de chef d’état-major de la Marine et qui était alors chef du personnel des Forces armées canadiennes nouvellement intégrées, rassembla ce qui restait de l’ancien Conseil naval et mit en route un processus qui donnerait finalement une structure cohérente aux forces. Dyer voyait bien le paradoxe que Rayner n’avait jamais pu résoudre : comment la Marine pourrait-elle acquérir des plates-formes coûteuses pour développer sa capacité de guerre anti-sous-marines et d’intervention en cas de guerre limitée à un moment où le gouvernement réduisait considérablement le budget de la défense? Il fut obligé de convenir que le destroyer serait le bâtiment qui donnerait à la Marine le plus de capacité compte tenu du financement dont elle disposait.

Devant des membres de l’église et de la Marine, des officiers navals remettent un drapeau à un prêtre.

Le Contre-amiral W. M. Landymore, officier supérieur sur la côte du Pacifique, confie le Pavillon blanc à la garde du doyen de la cathédrale Christ Church de Victoria (Colombie Britannique).

Le problème de personnel de la Marine facilita en quelque sorte la décision de Dyer de construire de nouveaux destroyers. Les pénuries de personnel avaient des répercussions désastreuses sur la cohésion de la flotte, sur son efficacité opérationnelle ainsi que sur l’instruction et la maintenance, et il n’était pas rare que tout l’équipage d’un navire soit renouvelé au cours de la même année. Le Contre-amiral W. M. Landymore proposa une solution à ce problème d’instabilité dans un rapport crucial : un « système cyclique » d’affectation des équipages qui mettrait les besoins d’instruction de l’équipage et les besoins personnels « en phase » avec les besoins opérationnels et de maintenance du navire. C’était une très bonne idée, mais elle s’accompagnait d’une réorganisation très perturbatrice et, « le jour du changement, il y avait à Halifax et à Esquimalt un va-et-vient constant de marins qui, le sac sur l’épaule, regagnaient leur bord ». 11

Le système cyclique stabilisa effectivement le problème du personnel mais il n’était pas destiné à régler le problème fondamental de la Marine, soit le besoin de nouvelles recrues. Et, sans personnel, le système cessa de fonctionner en octobre 1964. Comme l’avait prévu Brock pendant la crise de personnel de juillet 1963, la Marine se trouvait maintenant dans la situation où elle ne pouvait plus envoyer ses navires en mer pour cause de manque de personnel. Les officiers qui voulaient un programme de construction de grands porte-avions durent s’en remettre à l’évidence et comprendre que s’il n’y avait pas suffisamment de personnel pour doter la flotte ASM actuelle il n’y en aurait certainement pas pour une flotte polyvalente. Se rendant compte que Hellyer voulait passer des commandes aux chantiers navals canadiens, Dyer et son état-major de fortune décidèrent d’oublier leurs différends. La flotte qui fut construite était une flotte réaliste et spécialisée, composée de quatre DDH d’une nouvelle classe (les DDH 280), de deux nouveaux pétroliers ravitailleurs, de deux nouveaux Oberon, ainsi que du Bonaventure, modernisé, et des sept bâtiments de la classe Restigouche convertis en bâtiments ASROC.

Malheureusement, l’annonce du nouveau programme naval ne suffit pas à régler les grands problèmes de la Marine. L’intégration du quartier général des Forces canadiennes, qui devait être une source d’efficacité et d’économie, était en fait une source de grande confusion, au moins dans l’immédiat. La création de sept commandements fonctionnels (dont le Commandement maritime ou COMAR), qui découpa à toutes fins pratiques les nombreuses fonctions qu’avait jusque-là la Marine, ajouta à la confusion. Cette réorganisation entraîna des arrangements curieux, et le chaos qui s’ensuivit empêcha la Marine de résoudre beaucoup de ses grands problèmes.

Ce fut certainement le cas de la tentative que fit le COMAR de s’attaquer à la pénurie de personnel. Or, il ne cessa de se heurter à des difficultés. La pénurie de plus de 500 marins sur la côte Est voulait dire que la Marine manquait d’équipages pour trois destroyers et une frégate, et il était évident que la pénurie serait encore plus criante lorsque le Bonaventure serait remis en service après son grand carénage. Les choses n’allaient pas beaucoup mieux sur la côte du Pacifique, où la pénurie prévue de plus de 300 ouvriers spécialisés au début de 1966 obligea à mettre trois frégates en « réserve ». La solution la plus simple aurait bien entendu été de réduire les objectifs de contribution à l’OTAN, mais même Hellyer n’était pas d’accord, disant à ses officiers que « une répartition plus judicieuse des effectifs permettrait aux navires de continuer à naviguer. » 12 Ce n’était pas la première fois, et ce ne serait sans doute pas la dernière, que le COMAR recevait un message aussi ambigu, car Hellyer avait l’habitude de réduire le budget de la défense et en même temps de demander aux officiers supérieurs de la Marine d’étudier la possibilité de maintenir et même d’étendre les engagements  opérationnels.

À la fin de 1966, Hellyer annonça que le rôle principal du COMAR demeurerait la guerre anti-sous-marine, mais qu’il voulait néanmoins étudier la possibilité de donner à la Marine certaines capacités polyvalentes. Le chef d’état-major de la Défense, le Général J.V. Allard, qui ne voulait pas se retrouver dans la situation de 1963 et 1964, donna au COMAR des instructions explicites sur la façon dont l’étude de l’efficacité actuelle et du type d’adaptabilité qui serait requis à l’avenir devait être menée. Cette étude, dirigée par le Capitaine de vaisseau R. H. Falls, révéla que les sous-marins lanceurs de missiles balistiques (SSBN) représentaient de loin la plus grande menace pour l’Amérique du Nord. Cette conclusion n’était bien entendu pas nouvelle. Ce qui avait changé, c’est que les Soviétiques étaient en train de mettre au point les classes Yankee et Delta, qui donneraient aux SSBN une puissance de tir comparable à celle des Américains. L’étude estimait que d’ici 1977, 40 p. cent des sous-marins soviétiques seraient nucléaires, compte tenu des 45 SSBN. Falls et son groupe en arrivèrent donc à la conclusion inquiétante que les États-Unis pourraient se voir dans l’obligation, pour leur propre protection, de patrouiller le secteur canadien si le COMAR n’était pas en mesure de le faire. La seule façon d’éviter une telle situation était une solide force ASM canadienne, qui rendrait « notre contribution à cette défense relativement facile et nous donnerait en même temps le moyen de faire respecter notre souveraineté nationale avec fierté et dignité ». 13 En matière d’adaptabilité, Falls étaient d’avis que les forces maritimes de l’époque possédaient une bonne capacité de transport maritime, mais aussi que toute augmentation de cette adaptabilité se ferait aux dépens de la force ASM si les budgets n’augmentaient pas.

Falls avait vu juste. En étudiant un guide de planification de la défense qui devait déboucher sur un programme quinquennal allant jusqu’à 1972, les responsables s’aperçurent que l’inflation imprévue allait ramener le budget du MDN à 1,725 milliard de dollars. Cela voulait dire que les Forces canadiennes ne pourraient pas maintenir les effectifs approuvés pour 1964, mais le COMAR reçut néanmoins une impressionnante liste de tâches à exécuter. Plutôt que de se préparer en vue des restrictions à venir, le chef du COMAR de l’époque, le Contre-amiral J. C. O’Brien, fit ce qu’on lui dit et fit remarquer qu’il lui faudrait une « force équilibrée » pour obtenir le niveau de polyvalence que voulait Hellyer, soit une flotte importante qui coûterait très cher. Par exemple, la première partie de son plan (1967– 1977) prévoyait l’acquisition immédiate de deux navires de soutien amphibie et de deux grands destroyers de commandement, la conversion des dragueurs de mines de la classe Fundy en chasseurs de mines et des quatre Mackenzie en destroyers polyvalents, ainsi que l’acquisition à long terme de 30 aéronefs de patrouille maritime et d’un nouveau sous- marin d’entraînement. Les options pour la deuxième partie (1977–1987) étaient encore plus coûteuses : grands porte-avions d’attaque, porte-hélicoptères, destroyers polyvalents et sous-marins nucléaires. Cette flotte n’avait aucune chance de voir le jour, et le nouveau ministre de la Défense, Léo Cadieux, dit au COMAR ce qu’il aurait dû savoir : que le budget de la Défense devrait être révisé à la baisse (environ 234 millions de dollars de moins). Or, au lieu d’envisager d’autres acquisitions, le COMAR passa une bonne partie de 1968 à trouver des façons de réduire son programme actuel. De nombreuses réductions furent examinées, dont le programme phare d’acquisition de DDH 280 et de navires de soutien opérationnel, mais c’est finalement la classe Restigouche modifiée que le COMAR décida de réduire (de sept à quatre bâtiments).

Ce débat sur la structure de la force était particulièrement difficile pour l’état-major du COMAR, mais les bouleversements entraînés par l’intégration — l’unification — furent pires. Un bon nombre d’officiers d’état-major prirent une retraite anticipée plutôt que de porter l’uniforme vert commun et de servir dans « l’élément Mer des Forces canadiennes ». Seul le Contre-amiral Landymore s’opposa énergiquement à l’unification, avec pour seul résultat de se faire plus ou moins remercier de ses services par Hellyer. La plupart des récits de cette période chargée d’émotions portent sur les raisons invoquées par Hellyer pour unifier les forces (économiser vingt-cinq pour cent des coûts administratifs pour acheter des biens d’équipement) et les effets qu’eut sur la Marine la perte de son uniforme et de ses traditions. Mais la question du moral n’a jamais vraiment été étudiée à fond. S’il est évident que l’unification eut un effet démoralisateur sur de nombreux officiers supérieures et officiers mariniers lorsqu’elle prit effet le 1er février 1968, il n’est pas certain qu’elle ait eu un grand impact sur les officiers subalternes et les militaires du rang. De fait, si on en croit les écrits de cette période, les militaires relativement nouveaux étaient plus concernés par tout ce qui touchait leurs conditions de vie. Afin d’éviter un exode massif de personnel, il ne fallait pas s’opposer à l’unification, mais mettre en place toutes sortes de mesures pour augmenter le revenu, réduire le temps passé en mer et améliorer les conditions à terre. Le marin moyen voulait avant tout être en mesure de faire vivre sa famille, et la plupart des marins étaient donc prêts à porter le nouvel uniforme s’il s’accompagnait de meilleurs logements, d’une meilleure solde pour compenser le temps en mer et d’une meilleure indemnité familiale.

Les années 1960 furent manifestement des années tumultueuses pour la Marine canadienne. Toutes sortes de bouleversements — techniques, organisationnels et autres — créèrent une instabilité que la Marine eut du mal à maîtriser. Des demandes d’étude de la capacité potentielle de réaction en cas de guerre limitée entraînèrent des frictions inutiles à l’état-major, dans un climat de compressions budgétaires et de facteurs opérationnels qui ne laissèrent à la Marine d’autre choix que de consacrer toutes ses ressources à la guerre ASM. Mais la Marine avait trop d’engagements, comme le prouvent ses difficultés continuelles de dotation et la baisse du moral dans ses rangs. La Marine aurait peut-être pu éviter ces difficultés si elle avait reconnu ses limites, s’était préparée aux restrictions et avait tiré parti de ses forces. Dans une certaine mesure, c’est ce qu’elle fit, mais comme à d’autres moments de l’histoire, ce fut plus le fait du hasard que le résultat d’une bonne planification.


Auteur : Richard Oliver Mayne

1 Réunion du Conseil naval, 10 août 1960 (DHP, 81/520/1000-100/2, Box 25. File 5).

2 Rayner au ministre de la Défense nationale (Douglas Harkness), 8 mai 1961 (DHP, 79/246, File 100).

3 R.J. Sutherland, Comments on Report of the Ad Hoc Committee on Naval Objectives, 16 novembre 1961 (BAC, RG 24, acc 1983-84/167, Box 151, File 1279–162).

4 W.G.D. Lund, The Rise and Fall of the Royal Canadian Navy, 1945–1964 (thèse de doctorat, University of Victoria, 1999), 489.

5 “Morale in the Fleet” [1963] (DHP, 122/069 D1).

6 Minister to Chiefs of Staff Committee, 27 août 1963, et Mobile Force Study of Composition and Cost, Terms of Reference (BAC).

7 W.A.B. Douglas à S. Mathwyn Davis, 28 août 1986 (DHP, 99/36, Box 84, File 2).

8 Actes minutaires du Cabinet, 25 mars 1964 (BAC).

9 Livre blanc sur la défense, mars 1964 (DHP, 80/225, Folder 11).

10 Aide memoir, CANUS North Atlantic Strategy, juin 1966 (DHP, 76/51, Folder 4C).

11 Lund, Rise and Fall of the Royal Canadian Navy, 518.

12 Chef d’état-major de la Défense au Ministre, 18 août 1965 (DHP).

13 Maritime Systems Flexibility [Falls] Report, 31 janvier 1967.

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